La Zone d’intérêt : l’horreur de l’autre côté du mur

12 mars 202479/100287

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Sortie
31/01/2024
Réalisateur
Jonathan Glazer
Durée
1h45min
Acteurs
Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus...
Taux de réussite
Répartition
Scénario/dialogues
70%
Réalisation
85%
Acting
80%
Décors
75%
Musique/Son
85%
Avis en bref
Film-essai d’une étonnante radicalité, La Zone d’Intérêt est une œuvre rare qui éclaire, sans manichéisme, les zones les plus sombres du passé. Un film essentiel.
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De l’autre côté du mur…

Une famille allemande modèle pique-nique au bord d’une rivière par une belle journée d’été. Le père, la mère, la gouvernante et les cinq enfants. On se baigne, on se chamaille, on cueille des framboises et on prend le chemin du retour vers la maison familiale. Proprette, bourgeoise même, avec son jardin richement fleuri. Mais au fond de ce jardin, sous les fenêtres de cette maison, il y a le mur, et derrière ce mur, les cris, les coups de feu, la mort érigée en système. Car nous sommes à Auschwitz et cette vie quotidienne est celle de la famille Höss, responsable du camp de la mort le plus emblématique de la Shoah.

Adapté du livre de Martin Amis (ou pas)

Si Jonathan Glazer fait le choix, pour son quatrième long-métrage (son dernier film, Under the Skin, remonte à dix ans) d’adapter le roman éponyme de son compatriote Martin Amis, le réalisateur britannique choisit finalement de n’en garder pratiquement que le titre, ce qui est une bonne nouvelle tant la “comédie de mœurs concentrationnaire” de Amis, plus à l’aise dans la distance ironique, est un roman raté et presque nauséabond. Exit les “personnages” décalqués de figures historiques, et retour au réel… même s’il semble difficile d’appeler un nazi un nazi si l’on se souvient que la précédente tentative de raconter le parcours du bourreau d’Auschwitz, par Robert Merle dans La Mort est mon métier, l’affublait également d’un pseudonyme en le baptisant “Robert Lang”.

En définitive, c’est plutôt au sein des propres mémoires de Höss écrites en prison, après qu’il ait admis avoir causé la mort de plus d’un million et demi de personnes dans le camp d’Auschwitz, qu’il faudra chercher les sources de Jonathan Glazer. Ce sont ses notes glaçantes sur le quotidien d’un fonctionnaire dépassionné (Primo Levi le qualifiera d’idiot), exécutant avec zèle et initiative une tâche inhumaine, qui font le film.

Höss-vices

Choisissant de se concentrer sur la vie familiale des Höss, interprétés avec talent par Christian Friedel et une Sandra Hüller décidément incontournable, Jonathan Glazer adopte un procédé cinématographique inédit. A rebours du langage cinématographique habituel, il impose un ensemble de caméras fixes, presque de surveillance, qui filment en permanence la maison et le jardin et y saisissent les personnages à divers moments du quotidien.

Dans ce dispositif refusant la dramaturgie, il fait circuler les personnages (membres de la famille, personnel de maison “prélevé” dans les camps, officiers SS en réunion, voisines en visite…), capturant des bribes de conversation qui font ici office de dialogues, instituant une atmosphère étrange où se tisse une certaine familiarité avec les personnages, aussi odieux fussent-ils.

Il a été reproché à Jonathan Glazer de chercher à humaniser Rudolf Höss (historiquement nazi de la première heure et responsable d’un camp d’une grande brutalité) à travers La Zone d’Intérêt, et c’est vrai qu’on le découvre aussi bien bon père, mari dévoué, attaché à ses chevaux et capable de s’émouvoir du sort d’un pied de lilas souffrant d’être abondamment coupé par les SS du camp, que gestionnaire cherchant à améliorer le “rendement” de son entreprise de mort par des fours crématoires toujours plus performants. Son épouse, Hedwig, (qui elle n’a pas été poursuivie à la fin de la guerre) s’accommode fort bien de la vie bourgeoise qu’elle mène à Auschwitz, qu’elle appelle son “Lebensraum”, et savoure son titre de “reine d’Auschwitz” donné par son mari. Nazie tout aussi convaincue, elle n’a aucun doute sur le fait qu’elle sert son pays lorsqu’elle fait fertiliser ses massifs par des seaux de cendres à la macabre provenance, terrorise ses domestiques en les menaçant de mort ou essaie des fourrures volées à des détenues, tandis que le fils aîné collectionne les dents en or récupérées sur les cadavres.

Le son plus fort que l’image

Sans avoir recours au terme rebattu de “banalité du mal” cher à Hannah Arendt, Glazer montre des salauds ordinaires, tellement coupés de la réalité qu’ils peuvent décider que ce qui se passe à quelques mètres de leurs fenêtres est “normal”.

D’ailleurs, du camp mitoyen on ne verra rien, si ce n’est des toits, au dessus du mur du jardin et de sinistres nuages échappés des cheminées. Mais on entendra tout, car pendant qu’Hedwig Höss s’extasie sur ses dahlias ou que ses rejetons barbotent dans la piscine, la bande sonore ne nous épargne rien des cris, des coups de feu, des aboiements de chiens, des ordres, du vrombissement des fours crématoires… Un travail d’orfèvre qui accentue le malaise d’un film qui se refuse de montrer et d’ajouter au trop-plein d’images du camp vu de l’intérieur. Car on a tous vu les images d’Auschwitz, images gravées dans toutes les mémoires, entre les documentaires de la Libération, Nuit et Brouillard de Resnais, Shoah de Lanzmann ou La Liste de Schindler de Spielberg, mais on ne l’a jamais entendu. Pas comme ça en tout cas.

Souvent à la frontière du cinéma expérimental, Jonathan Glazer joue sur les perceptions, ouvrant et fermant le film par de longues séquences uniquement sonores sur un écran noir, insérant des scènes oniriques en négatif ou revenant finalement au présent pour montrer le travail des femmes de ménage dans un Auschwitz devenu musée, où a d’ailleurs été tourné le film, comme un moyen d’affirmer le caractère de dispositif, artistique, de son travail de mémoire. Hormis une seule échappée, qui est d’ailleurs le point faible du film, lorsque Höss, promu responsable de tous les camps de concentration du Reich (et en fait muté pour cause de corruption) quitte Auschwitz et ses environs, on ne sort jamais de ce camp invisible, terrifiant par cette absence, qui enferme notre regard dans cet au-delà du mur.

La Zone d’intérêt n’en manque pas…

Film-essai d’une étonnante radicalité, La Zone d’Intérêt (Grand Prix du Jury au Festival de Cannes) fait partie de ces œuvres rares qui éclairent, sans manichéisme, les zones les plus sombres du passé.

Essentiel !

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Jean-François Micard

Premières chroniques dans divers fanzines au cours des années 1990, puis participe à la création et à la vie des magazines Elegy puis D-Side entre 1998 et 2010. Auteur d'un guide de la musique industrielle (Signal Zero Editions). Passionné par les musiques bruitistes, industrielles et gothiques, et par les mauvais genres cinématographiques et littéraires, continue aujourd’hui à répandre le virus dans des bibliothèques qui n’en demandaient pas tant et à travers la webradio dsideradio.com. Chronique à ses (rares) heures perdues des polars et de la SF pour le site k-libre.fr.