Le Grand Silence : Le Bon, la Brute et le Blizzard

23 janvier 202478/1001357

Ne manquez plus rien !

 

Sortie
31/01/1968
Réalisateur
Sergio Corbucci
Musique
Ennio Morricone
Durée
1h46min
Acteur(s)
Jean-Louis Trintignant, Klaus Kinski, Frank Wolff, Vonetta McGee, Luigi Pistilli
Taux de réussite
Répartition
Scénario/dialogues
60%
Réalisation
80%
Acting
80%
Décors
80%
Musique/Son
90%
Avis en bref
Le Grand Silence est un bijou du western européen des années 60. Un film qui marque les esprits, qu’on n’oublie pas et qu’on se surprend à aimer un peu plus à chaque visionnage.
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Silence, ça tourne !

Redéfinissons ensemble (ça vaut la peine de le faire et je le referais sans doute), le terme « film culte ».

Nous avons tendance à utiliser ce terme un peu pour toutes les occasions mais contrairement à ce que l’on pense, un film culte n’est pas un film très populaire qui parvient à dépasser les âges. En réalité, ce serait un peu l’inverse. Un film culte, c’est plutôt un film qui a été un échec aussi bien commercial que critique, mais qui, grâce à une fan base fidèle, a réussi à retrouver ses lettres de noblesses, une sorte de réhabilitation, allant parfois même à être considéré des années plus tard comme étant un classique.

David Fincher avait dit de son film Fight Club qu’il allait devenir culte, juste après son échec commercial, il a eu raison, Quentin Tarantino avait dit la même chose à John Travolta à propos de Battlefield Earth et, euh, comment dire, il s’est bien foutu le doigt dans l’œil. Pourtant Tarantino, il s’y connait en cinéma et en films cultes car le cinéma de Corbucci fût une énorme influence pour lui. Le Grand silence, rentre totalement dans cette catégorie de “films cultes”, car il fût non seulement un échec commercial, mais il a été également incendié par les critiques, accompagnés de refus catégoriques de certaines grandes salles de diffuser le film. Ce qui est intéressant par contre, ce sont les raisons de ce lynchage, de cette répulsion pour le film aux États-Unis car c’est justement ce qu’on lui a reproché qui en a fait un film remarquable et qui reste facilement gravé dans les mémoires.

Une première chose qui fût reproché au film, aux États-Unis (entendons-nous bien), c’est une scène romantique entre Jean-Louis Trintignant et Vonetta Mcgee. Point question de nudité ici, mais bien de couleur de peau. Un homme blanc avec une fille métisse ça ne passait pas à cette époque. Ce scandale, pour situer un peu mieux dans le temps, date d’une année avant celui impliquant Jim Brown et Raquel Welch pour le film Les Cents Fusils. Mais l’autre chose qui ne passait vraiment pas, c’est le pessimisme du film et le sort que réserve Corbucci à ses personnages, qu’on pourrait dire du bon côté. C’est ce nihilisme que repoussa le public et les critiques.

Mais donc, Le Grand Silence, ça parle de qui, ça parle de quoi ?

Jean-Louis Trintignant dans Le Grand Silence
Jean-Louis Trintignant dans Le Grand Silence / la BD Durango

Nous sommes en 1898 et comme disait MC Solaar, le vent souffle, non pas en Arizona mais dans l’Utah, un état d’Amérique dans lequel Silence zona. Silence c’est Jean-Louis Trintignant, un tueur professionnel avec un handicap, il est muet, (ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Corbucci donne à son héros un handicap). C’est lui qu’on aperçoit dès la première image, seul sur son cheval au milieu de toute cette neige.

Bon dieu ce qu’il peut y avoir comme neige dans ce film, on dirait presque que c’est la neige le vrai personnage principa… hey, attendez une minute… Il se rend à Snowhill (encore de la neige, même dans le nom du village, village qui a d’ailleurs servi sur le tournage de Django, sauf que là, le décor était dans la boue).

Silence a été engagé pour éliminer quatre chasseurs de primes, par des paysans dont les têtes ont été injustement mises à prix, et ensuite par Pauline qui l’engage pour tuer Tigrero, le chef des chasseurs de primes et qui a assassiné son mari. Assassiné car sur l’avis de recherche il était bien indiqué « vivant ou mort », comme lui signifia le shérif, mais Tigrero, interprété par un Klaus Kinski aussi glaçant que le paysage de l’Utah (des Dolomites en réalité), ne s’embarrasse pas de prisonniers, ça coûte moins cher de transporter des cadavres dit-il. Ce qui fait bien les affaires de Henry Pollicut, le banquier corrompu qui compte profiter des intérêts qu’il peut gagner s’il avance les primes à verser aux chasseurs de primes. Mais il faut se dépêcher car le gouverneur, voyant l’ampleur que prend cette chasse aux hors-la-loi, parfois innocents, et qui souvent ne volent que pour se nourrir, a décidé de leur offrir l’amnistie, plus pour obtenir des voix pour sa réélection que par pure bonté de cœur.

Cette histoire fût légèrement inspirée de faits réels, à savoir la guerre du comté de Jonson, qui opposât petits et gros éleveurs de bétail, lorsque les gros firent appels à des hommes de mains, mercenaires pour se débarrasser des petits. Cette guerre inspira également Michael Cimino pour son chef d’œuvre La Porte du Paradis.

Les fans de John Wayne dans un enfer blanc
Jean-Louis Trintignant dans Le Grand Silence
Le Grand Silence / la BD Durango

Ce qui frappe le plus dans Le Grand Silence, c’est cette inversion totale des codes du western et des valeurs morales qu’on y retrouve, même des valeurs morales tout court et c’est précisément ça qui rend le film d’un pessimisme rare à cette époque du cinéma.

Le héros du film de Corbucci, c’est Silence, et Silence est un tueur professionnel. Ce type de personnage dans un western classique serait plutôt le méchant, il est du mauvais côté de la loi.

Le méchant du film, c’est Tigrero, un chasseur de prime, qui quelque part, travaille du bon côté de la loi. L’interprétation de Kinski, qui fait de son personnage quelqu’un de polis, courtois, mais en réalité fourbe, manipulateur et sadique, est tout simplement bluffant.

Klaus Kinski dans Le Grand Silence
Klaus Kinski dans Le Grand Silence / la BD Durango

Même si les chasseurs de primes n’ont jamais eu une excellente image dans les westerns car travaillant pour de l’argent et non pour la justice, n’ont néanmoins jamais auparavant été présentés de la sorte.

Le shérif lui, interprété par un très sympathique Franck Wolff, est sans doute le personnage le plus attachant du film, mais quelque peu naïf, dont le physique n’impose pas grand-chose à côté de Klaus Kinski, et dont on devine aisément qu’il ne fera pas le poids face à la situation dans laquelle on l’a mis. Dans les westerns classiques, le shérif, c’est le putain de héros dans bon nombre de films. Dans les westerns classiques, les paysans et les éleveurs résistent aux bandits et hors-la-loi, dans Le grand Silence, ce sont eux les hors-la-loi.

Une inversion donc totale des codes du western

Et inversion des valeurs morales, car le mal est cette fois bien plus coriace que le bien. Les personnages sont totalement isolés, par le froid, par la neige, par les montagnes qui entourent Snowhill, et Corbucci le rend bien ça, cette sensation d’isolement, de n’avoir nulle part ou se réfugier. Il utilise beaucoup de plans en plongée, par exemple lorsqu’il filme la diligence se diriger vers Snowhill. La plongée (le fait de filmer vers le bas, de prendre de la hauteur sur ce que l’on voit à l’écran) permet une chose dans ce cas, c’est de limiter les plans où l’on voit le ciel et ne pas voir de ciel c’est manquer d’espace, de sentir le poids des montagnes et de la neige engloutir et écraser les personnages.

Le Grand Silence / La BD Durango

Nous interrompons ce programme afin de vous avertir que ce passage comportera des révélations d’intrigues et que si vous n’avez pas encore vu le film et que vous ne voulez pas gâcher votre plaisir, nous vous conseillons de sauter ce paragraphe. Merci pour votre compréhension.

Spoilers


Les codes du western sont encore plus malmenés à l’issue du film, et c’est là où Corbucci a perdu le public et les critiques. Le happy end tellement nécessaire dans le cœur des Américains n’aura pas lieu ici. Le bien aura totalement été anéanti par le mal. Le mal triomphe. On peut même dire que chacun des personnages qui sont entre guillemets du « bon côté » finissent tragiquement et le film se termine sur un massacre qui laisse totalement pantois le spectateur. Les producteurs du film à l’époque, qui présageaient à raison l’échec commercial à cause de cette fin d’un pessimisme radical, avaient ordonné à Corbucci de refilmer une fin optimiste. Corbucci n’eut pas le choix mais bâcla son travail si bien que cette fin alternative ne fût pas exploitable. Les cadres étaient mal faits, le montage catastrophique, le scénario improbable (le shérif n’était en réalité pas mort et vint aider Silence au dernier moment) et un Jean-Louis Trintignant qui surjoua à fond.


Fin spoilers

Si le pessimisme du film fût à l’origine de cet échec, qu’est ce qui poussa le public à le reconsidérer ?

Il y a plusieurs éléments qui expliquent cela.

Tout d’abord ses deux acteurs principaux. Qui se dit cinéphile et cinéphage et qui s’intéresse un tant soit peu au cinéma européen, savent que Trintignant et Kinski sont des figures incontournables du cinéma dont il est très intéressant d’étudier les filmographies.

Ensuite la bande originale signée Ennio Morricone fait partie des musiques les plus intéressantes de sa carrière. Il faut avouer que le thème principal du film et d’une beauté absolue et mélodieuse à souhait.
Dans les années 2010, le cinéma de Sergio Corbucci eu une seconde vie grâce au plus cinéphile des cinéastes à savoir Quentin Tarantino. Sa version de Django en 2012 fit s’intéresser le grand public à l’originale de Corbucci avec Franco Nero dans le rôle-titre. Ensuite en 2015, l’univers enneigé, la bande originale de Morricone et la scène de diligence du film Les Huit Salopards, est un hommage direct au Grand Silence. Et enfin en 2019, on peut percevoir pour les plus attentifs, une série de clin d’œil à Corbucci dans le film Il était une fois à Hollywood. Le premier rôle en Italie du personnage Rick Dalton, interprété par Leo DiCaprio, se trouve être dans une œuvre (qui n’existe pas) de Sergio Corbucci.

On peut souligner également que les œuvres de ceux qu’on nomme les trois Sergio (Leone, Corbucci et Sollima à qui l’on doit Colorado) ont déclenché ce que l’on peut appeler comme un débridage du western traditionnel et qui ont permis à des cinéastes comme Peckinpah de se libérer pour accoucher de son magnifique film La horde sauvage, qui aurait eu un accueil certainement différent si ces trois Sergio n’étaient pas passés par là avant.

Au-delà de ça, Le Grand Silence est une petite pépite dans le paysage du western italien, très surement pour moi le meilleur film de Corbucci, et l’on peut dire également parmi les meilleures musiques de Ennio Morricone même si son travail sur ce film est moins connu que sur les films de Leone. Non seulement les rôles principaux sont deux géants qui font un travail incroyable, le film peut aussi compter sur 3 solides seconds rôles. Frank Wolff, qu’on connait tous comme étant le père de famille qui se fait massacrer au début du film Il était une fois dans l’ouest. Vonetta McGee dans le rôle de Pauline dont la romance entre elle et Silence donnera une scène romantique particulièrement touchante. Et solide également c’est Luigi Pistilli dans le rôle du banquier, bien loin de son rôle du frangin de Tucco, devenu moine dans Le bon, la brute, le truand. Le travail de Corbucci sur ce film est remarquable dans des conditions difficiles à cause de la neige, qui est une fameuse contrainte.

Autre fait tout aussi intéressant, en bon Belge que je suis, une autre forme d’art me passionne dans une moindre mesure, c’est la BD. Et l’une des BD qui m’a suivi pendant mon enfance et dont j’ai d’ailleurs presque tous les albums dans ma bibliothèque, c’est Durango.

Jean-Louis Trintignant dans Le Grand Silence
Jean-Louis Trintignant dans Le Grand Silence / La BD Durango

C’est bien des années plus tard que j’ai découvert l’affiche du film de Corbucci et vu entre les mains de Trintignant, l’arme toute particulière qu’il tenait. Un Mauser C96 et me suis écrié « hey c’est comme l’arme de Durango. A l’époque je connaissais déjà les films de Sergio Leone et j’avais conscience que Durango s’inspirait des westerns italiens, mais je pensais que le héros de la bande dessinée s’inspirait plus du personnage de Clint Eastwood avant de me rendre compte en voyant Le Grand Silence pour la première fois, qu’en réalité, Yves Swols, l’auteur et dessinateur de Durango s’inspirait énormément de celui de Trintignant, mais pas seulement, c’est tout le premier tome de Durango dont le titre est « Les chiens meurent en hiver » (l’hiver, la neige toussa toussa) qui s’inspira du film Le Grand Silence. Voici quelques images pour illustrer.

Le BD Durango / Le Grand Silence
Vous aurez compris donc que Le Grand Silence occupe une place importante dans le cinéma, qu’il l’a marqué de son emprunte, qu’il a été source d’inspiration pour plusieurs autres artistes et qui personnellement occupe une place très importe dans mon cœur et mon âme de cinéphile.

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Julien Hamy

Trentenaire. Papa. Ancien collaborateur parlementaire à l’Assemblée nationale. Pas sûr que Popkorn me permette de mettre du beurre dans les épinards... Mais du baume au cœur, c’est certain !